ROCK & FOLK
Exclusif : notre envoyee speciale a Tokyo suit la tournee de Jamiroquai au pays du yen triomphant! Dans un decor a la
"Blade Runner" Bonnet Castor Wonder Junior affronte les filles des samourais... La ou il y a du zen... il y a du plaisir!
Au milieu de la nuit, au mauvais moment, mon bippeur lance le couinement d'urgence top des tops des priorites.
Toutes affaires cessantes, je fonce dans ma combinaison de cuir : le journal a besoin de moi!
La pluie fouette mon bolide de 1500 centimetres cubes me faisant une fois de plus constater que le Crocodile est un boss sans coeur.
Apres une course folle dans la nuit parisienne, je pousse enfin la porte du Dixieme bureau de la Sixieme Colonne.
Au fond du fauteuil directorial, le masque craquele du Crocodile s'anime : "Pas trop tot, agent OOK! Inutile de vous preciser que l'heure est grave. Pour la deuxieme fois cette annee, cette queen of fashion de perfide Albion menace la France de ses visees imperialistes.
Notre service n'ayant que faire des exceptions culturelles, j'ai mis votre collegue CB sur l'affaire Suede..."
C'est pas juste! Pour une fois qu'il y a un beau gosse glamour dans le coup! "Suffit OOK ou je vous envoie croupir
au service des archives!" Le vieux Croc sait bien comment refroidir mes (im)pulsions de faible femme.
Il enchaine : "Votre gibier se nomme Jamiroquai (ca se prononce Jamirocouaille). (Une pause) Votre mission : infiltrer son entourage,
le prendre en filature, l'interroger discretement lors de son premier raid japonais. Votre couverture : la carte de presse num. 69696.
Votre contact sur place : Lisa Schimidzu, manageuse. Nom de code de l'operation : Yellow Submarine.
Ma recommandation : user le plus raisonnablement possible de votre permis de killer et ne pas abuser du sake local non plus.
Voila votre billet d'avion pour Tokyo. Sayonara, agent OOK!"
Le dossier Citron
A vingt mille pieds, une hotesse aux yeux brides tres bien roulee me verse une biere Suntory fraiche comme une creme glacee.
L'ANA (All Nipon Airways) ignore l'usage du champagne. Au dessus de l'ex-URSS, je me decide a ouvrir la chemise citron
cartonnee qui renferme le dossier Jason (Jay pour les intimes) Kay, vingt-trois ans, ne a Manchester,
d'une mere chanteuse de jazz et d'un pere inconnu dont on sait neanmoins qu'il etait portugais.
Le Bob reside a Londres en dehors de ses tournees, c'est-a-dire pas souvent. Quitte l'ecole a seize ans pour se livrer a
quelques traffics "stupefiants". Repere en 92 sous le pseudo de Jamiroquai (Jam+Iroquois) avec son premier single
"When You Gonna Learn" sorti sur Acid Jazz, label d'Eddie Piller. Giga embrouilles business. En 93, proclame "Too Young To Die" et apres
un branle-bas major et une guerre de chiffres, signe chez la Pieuvre Jaune (Sony Music) moyennant un contrat de huit albums et
d'un million de francs (source "The Face"). En quatre mois, son premier tir longue duree, "Emergency On Planet Earth",
recoit de par le monde le soutien de 800 000 groovistes dont, par exemple, 300 000 compatriotes franchouillards, 130 000 allemands,
115 000 japonais, 20 000 italiens, 7 000 espagnols (source : Sony Music France/decembre). Pourquoi cet impact hexagonal?
Premier disque d'Or de Squatt (tentacule Sony), Jamiroquai integre l'operation "mise en avant" de notre Fete du Disque et,
avec 6 000 exemplaires debites en un week-end, explose les petits camarades maison (Suede, Soul Asylum, Spin Doctors, Pascal Obispo,
Rage Against The Machine). Du coup, refuse en mars a l'unanimite du Cartel FM, "Too Young To Die" figure aujourd'hui sur
les playlists qui pesent lourd (NRJ, Skyrock, Fun...). Le planning promo tele (Nulle Part Ailleurs, Taratata, Giga, Fax'O,
Megamix, Dimanche Martin, Le plein de Super...) se double d'un spot publicitaire qui conseille de composer le
36 68 60 20 (2,19 francs la minute) pour "gagner des cadeaux" (un pendentif exclusif en metal a l'effigie de Jason Kay).
Activites live : Japon, Etats-Unis, Europe avec escale aux Trans(musicales). Signes particuliers : Jamiroquai porte un couvre-chef
de fourrure synthetique qui balance entre la toque moujik et la casserole a l'envers. Mais cela, vous le savez,
a moins que vous n'ayiez passe les six derniers mois avec Paul-Emile Victor dans le grand Nord.
Ce que vous ne savez pas, mefiance, c'est que ce chapeau pourrait etre un castor en hibernation.
Agite d'ailleurs le drapeau vert ecolo en reversant parait-il a Greenpeace une partie des royalties du merchandising.
Ni noir, ni aveugle, notre client manifeste pourtant une troublante similitude vocale avec Stevie Wonder.
L'infiltration
Tokyo. Il est 13 heures pour nous (5 du mat' pour vous a Paris). Quartier Shinagawa. Miyako Hotel.
Un bourdonnement discret mais continu s'eleve dans cette ruche palaciate plantee au sommet d'une riante colline.
Une petite mariee, teint de porcelaine, demarche freinee par l'etroitesse du costume traditionnel, traverse a petits pas l'immense hall.
On s'y croirait! Derriere la baie vitree circulaire, le jardin fait une petite sieste autour d'un bassin tapisse de lotus bleus.
Carre permanente blond trafique, pantalon tres ample et tres bigarre, baskets purpurines exactement assorties a la moquette,
l'imposante Lisa Shimidzu m'attend lovee au fond d'un profond canape. Pas plus japonaise que moi, cette dame, qui oeuvrait precedemment
pour les Ned's Atomic Dustbin, me dresse le topo avec un accent de pure souche britannique et une rude franchise aussi :
"Jay ne va pas tarder, Attention, le matin, il est de mauvaise humeur. En plus, il a mal a la gorge parceque hier,
pendant le typhon, un photographe imbecile l'a fait poser deux heures sous la pluie, quel con!"
14 heures 20... A l'exeption de Jay, la troupe est au complet. Sur un signe de Lisa, tout le monde s'engouffre dans un van Toyota.
Direction Kawasaki - ce qui ne s'invente pas. Toby Smith, le clavier a la queue de cheval dreadlockee, chante la gorge deployee le tube de Terence Trent d'Arby qui passe d'ailleurs sans vergogne a la radio nippone. Michael Smith, saxo sans lien de parente aucun avec
le Toby dont je vous parle plus haut, ne perd pas le nord en me filant sous le manteau une cassette de son album perso,
"The Whole Thing", que s'apprete a sortir le label Acid Jazz. Bouche cousue durant les soixante minutes du trajet.
Nick Van Gelder, le batteur, ne decrochera pas un mot.
A l'oree du parking faisant office d'entree des artistes, une dixaine de bonnets de ski-bonnets de nuit se dressent :
les lolitas groupies sont deja en alerte maximale autour du Citta' Club qui fait partie integrante de Cinecitta, le complexe culturel a la sauce Grande Hall de la Villette mais a la prononciation ritale (tchita). Les loges au pas de course, ici les plateaux des petits
sandwichs pain de mie et de fruits frais decoupes-epluches (orange, kiwis, ananas) se bousculent. La star (invisible jusque-la pointe
enfin le bout du bonnet castor, et se fend d'un magnanime hello a l'attention de l'envoyee tres speciale de R&F).
La Balance
16 heures... On stage, le gars! Dans la discipline et la bonne humeur, micros et sonos se plient au rituel du soundcheck.
Cote vestibule officiel du Club, en face du stand merchandising, une equipe de la NHK s'active avec cette folie maniaque comme
seuls savent la deployer les maudits citrons : avant de filmer le show, il s'agit pour eux de mettre en boite une interview.
Encadre de son bassiste et de son claviers, Jay tripote un pipeau pendant que le journaliste de la super importante tele publique
nippone se raccroche desesperement a sa traductrice. Deux cerberes brides option turbo sumo nous interdisant
toute approche, seules quelques bribes me parviennent au vol : "Mes paroles sont simples parce que je
veux qu'elles soient faciles a retenir... Les problemes sociaux m'interessent beaucoup.
16 heures 30... L'engueulade backstage a laquelle se livre Jay et Toby est par contre parfaitement audible.
Le Wonder Boy attaque bille en tete par un chapelet de "fuck you! fuck off! fuck plus shit!" avant d'accuser :
Pourquoi t'as dit qu'on avait rien a foutre des instruments a cordes? Qu'est-ce qui t'as pris de balancer une connerie pareille?
L'accuse Smith se defend : He merde! Tu derailles completement. Arrete un peu ces conneries tu veux!
Le bassiste s'interpose. Bousculade. La diva s'en va prendre l'air sur le parking ou
deux superbes carosseries noires (Nissan GTS, Soarer) absorbent toute son attention.
16 heures 45... Tres maternelle, Lisa prepare les affaires du petit dont la fameuse toque-casserole qui, trempee de
transpiration apres chaque concert, exige la pulverisation d'un produit special afin de secher sans puer.
Je recueille cette info avec extase. Voila qui va les decoiffer, a la redaction!
17 heures... La troisieme boite de communication du pays (Habashi International Promotion)
offre a chacun des membres de la caravane (du roadie a la star), un cadre regroupant
en eventail les huit tickets sold out de cette premiere tournee japonaise de huit dates.
17 heures 45... Apres quelques poiriers sur scene, Jay s'isole dans sa loge personnelle et se livre a une seance
de vocalises que je renonce a reproduire ici, da doo da doo da-da-da!
Le Flag' Live
18 heures... Les deux salles de vestiaires, a deux cents yens piece (cinq balles), sont prises d'assaut par un public majoritairement feminin.
La file d'attente s'allonge devant le bar-distributeur automatique (whisky, biere, cocktail et autres preservatifs).
18 heures 30... Avec quelques mille cinq cents pekins, le Citta' Club est plein a ras bords d'un public debride.
Respectueux de la coutume locale qui veut que les concerts commencent entre 18 heures et 19 heures, Jason Kay deboule sous
les lumieres, avec son pancho et son grand chapeau. La salle fremit, ondule, se tremousse, saute les deux bras en l'air.
Un rasta produit son petit effet en soufflant dans une espece de pipe a opium baptisee didgeridoo et consideree comme l'un
des plus vieux instruments de la planete. Apres deux morceaux, il se repose en tapant dans les mains et en dansant.
Le band arrose la foule de trois inedits ("The Kids", "Let Me Believe", "Space Clav").
19 heures 40... Premier rappel : avec l'inevitable "Too Young To Die". Maurizio, percussionniste, essore son T-shirt "Nulle Part Ailleurs".
Oui, les garcons. En plein pays du soleil levant, un percu' italien arbore le T-shirt bien-aime! Vive le Phrance!!
Jay presente la troupe et fait le poirier a cinq reprises.
20 heures 15... Jay enleve le castor de son chef mais garde son beau poncho.
20 heures 30... Le ramasseur de canettes de Citta' entasse dans son panier en plastique orange les cadavres qui jonchent la scene.
Le tour-manager juge le show "tres moyen". La toute puissante Shimidzu insiste sur "l'energie survoltee" avant
de m'annoncer que mon interrogatoire programme a Paris tombe a l'eau : "Jay est si epuise, si tendu...
Il a meme -rendez-vous compte- annule tous ses rendez-vous de demain avec la presse japonaise".
21 heures... La vedette s'est volatilisee. Le prepose rastafarien au didgeridoo fait grimper une bande
de top-models occidentales dans le van. Direction le Yellow Club. Rock'n'roll?
L'interogatoire
Le surlendemain.
11 heures... Le resto panoramique du Miyako Hotel. Ma couverture est intacte. A preuve : apres moult intrigues menees au dessus des oceans
par fax est telephone, le reseau du Dixieme Bureau de la sixieme Colonne a prouve une fois de plus son efficacite sans equivalent
de par le monde : seul devant ses spaghettis bolognaises et son orange pressee, sire Jamiroquai se soumet au fatal face a face.
Le cheveu fin raisonnablement long et encore humide, le kid de vingt printemps et quelques joue a notre vigilante attention le
no-look cool (veste velours kaki de surplus US, Adidas bleues a bandes blanches). Tres pro, il se montre decontracte,
pret a cooperer et attaque spontanement la question du galurin : "Je le porte pour travailler mais j'essaye actuellement de
m'en debarrasser, entre autres parce que sur scene, il est incroyablement chaud et m'empeche de bien entendre.
Dernierement, la langue pendante comme un chien, un photographe m'a demande de le lui donner en echange du sien. Pas question!
C'est pas un jouet mais une part secrete de moi-meme qui signifie quelque chose comme extra-power si tu veux.
En plus, ce stupide photographe anglais m'a fait poser je sais pas combien de temps sous la pluie (notre homme revient ici sur l'episode du typhon). J'ai finit par m'enerver en lui demandant si c'etait des photos de moi ou du paysage qu'il desirait. C'est comme quand
Nagui m'a demande de reprendre un morceau de Stevie Wonder en direct alors que c'etait pas du tout prevu au programme!
Il n'aurait jamais du faire ca. Maintenant, je m'en fous. Je m'en fous. Je me dis juste qu'il y a trop de personnes stupides".
Rock & Folk... Fans japonais compris?
Jay... "Oh non! Ceux-la sont tres gentils, tres polis, rafraichissants. Ce qui est fou, c'est tous les cadeaux qu'ils m'ont fait.
J'ai eu des fleurs, des chocolats, des T-shirts, une poupee japonaise coutant deux cents livres,
plein de dessins et de peintures me representant... Incroyable!"
Rock & Folk... Mais de maniere plus generale, l'acid-jazz trouve-t-il un echo particulier aupres des kids de l'Empire du Soleil levant?
Jay... "Oh oui! Parce qu'ils ont une culture differente, les gens ici n'ont pas honte d'exprimer leur enthousiasme, leur joie.
Les japonais sont definitivement acid jazz. Mais bon, il y a une chose que je n'arrete pas d'essayer d'expliquer : l'acid jazz n'existe pas.
C'est juste une blague de ce malin trou du cul d'Eddie Piller. Eddie est tres intelligent : il a compris qu'en associant
deux mots, il susciterait la surprise, l'interet des medias, du public. Dommage qu'il ait juste voulu faire du fric.
Enfin, avec moi, c'est plutot rate (grand eclat de rire entrainant un filet baveux a la sauce tomate)!"
Rock & Folk... L'engagement ecolo c'est un truc serieux ou une blague a la mode?
Jay... "Ca va pas, non! Sans arret, je me demande comment faire pour que les gens protegent l'environnement,
pourquoi ils ne pensent pas davantage a l'avenir de leurs enfants. Nos gouvernements devraient reagir.
Moi, j'essaye de changer quelques trucs dans le mesure de mes moyens mais chacun de nous peut s'y mettre en eteignant sa tele,
en laissant sa voiture au garage, en ne gaspillant pas l'eau. Ce sont des choses tres simples mais ca serait deja un depart.
Pour etre honnete, je crois qu'on est tous des laches planques sous l'oreiller qui preferont d'abord sauver le fric que la
planete analyse le "jeune homme en colere" qui, au fait, ignore le montant des sommes qu'il verse à Greenpeace."
Rock & Folk... Et ici, au Japon, y a t-il une cause que vous aimeriez particulierement defendre?
Jay... "Le massacre des baleines, bien sur! Sinon, je regrette qu'il n'y ait pas plus d'espaces verts."
Rock & Folk... Justement, le manque de ganja n'est-il pas trop difficile a supporter dans ce pays ou la repression de la
fumette ressemble carrement a celle que les occidentaux reservent aux violeurs d'enfants/fumeurs de crack?
Jay... "C'est tres, mais alors tres dur, mais dans certaines occasions, il faut savoir faire des concessions. Mais bon, on peut toujours se debrouiller pour en trouver", affirme dans un sourire malicieux celui qui, dans sa jeunesse, avait monte "un petit bizness d'import-export".
Rock & Folk... Quand on est chanteur "engage", ecolo et tout,
est-ce facile de mener le combat a l'interieur d'une compagnie comme Sony?
Jay... "Moi, je prefere serrer des mains, sourire et mettre une bombe de l'interieur. Je suis un terroriste, tu sais.
Ce sont eux qui sont venus me chercher. Normal que je prenne leur argent! Et comme j'ai fait mes preuves,
des mon retour a Londres, je vais negocier certains trucs. Ah mais."
Vingt et une heures d'avion (et un arret pipi a Anchorage plus tard), je suis de retour en douce Phrance, en train de frapper cet article dans ma douillette maison quand le telephone sonne. C'est ma copine qui bosse a la tele, celle dont le fiston de quatorze ans est
raide cintre sur Lenny Kravitz. "Tu devineras jamais", elle m'affirme, "Il a une nouvelle idole. Un anglais avec un blaze imprononcable!
Et un bonnet de fourrure en castor synthetique! Incroyable, tu ne trouves pas?" Et elle s'etonne comme ca pendant des heures.
Moi je souris. Je sais. Et si vous avez lu ce papier jusqu'ici, vous savez aussi. Il est comme le mome de ma copine, Jamiroquai.
Gentil, tenace, artiste, branchouille, virevoltant, video, mega drive, mais conscient, efficace, tenace.
A ce stade, il me reste une seule question : Les stars des annees 90, elles seront toutes commes ca?


